Kasia Dominik – poetka „wieloskrzydła”
2023-05-17Ludwika Gacek: Oczy Królowej. Skarb pustyni
2023-05-21Richard Wagner : Lettre sur la musique
A MONSIEUR FRÉDÉRIC VILLOT
Vous m'avez demandé, Monsieur, de vous résumer moi-même, avec clarté, les idées sur l'art que j'ai émises dans une série d'écrits publiés en Allemagne, voilà déjà bien des années. Ces idées y ont fait assez de bruit, causé assez de scandale pour exciter en France même la curiosité avec laquelle j'ai été accueilli. Vous avez pensé que ces explications importaient à mon intérêt; votre amitié vous a inspiré la confiance qu'une exposition réfléchie de ma pensée pourrait servir à dissiper plus d'une erreur, plus d'un préjugé, et mettre facilement les esprits prévenus à même, au moment où l'on va donner à Paris un de mes opéras, de juger l'œuvre elle-même sans avoir à se prononcer en même temps sur une théorie contestable.Il m'eût été, je l'avoue, extrêmement difficile de répondre à votre invitation bienveillante, si vous ne m'eussiez exprimé le désir de me voir offrir en même temps au public une traduction de mes poëmes d'opéra, et indiqué par là le seul moyen qui me permît de vous complaire. Je dois le dire, je n'aurais pu prendre sur moi de me lancer encore une fois, comme il eût fallu m'y résoudre, dans un labyrinthe de considérations théoriques et de pures abstractions.
A la répugnance prononcée que j'ai maintenant à relire mes écrits théoriques, il m'est aisé de reconnaître qu'à l'époque où je les composai j'étais dans une situation d'esprit tout à fait anormale, dans une de ces situations où l'artiste peut se trouver une fois dans sa vie, mais non se replacer une seconde. Permettez-moi de vous décrire, avant tout, cet état dans ses traits essentiels, tels que je puis me les re- présenter aujourd'hui. Laissez-moi m'étendre un peu là- dessus; je me flatte de vous faire saisir au moyen de cette peinture d'une disposition toute personnelle, la valeur de mes principes sur l'art ; il m'est d'ailleurs aussi im- possible, à cette heure, de reprendre ces principes sous leur forme purement abstraite, que cela serait contraire au but que je me propose.
Nous pouvons considérer la nature, dans son ensemble, comme un développement gradué, depuis l'existence purement aveugle jusqu'à la pleine conscience de soi ; l'homme en particulier offre l'exemple le plus frappant de ce progrès; Eh bien, ce progrès est d'autant plus in-téressant à observer dans la vie de l'artiste que son génie, ses créations sont justement ce qui offre au monde sa propre image, et l'élève à la conscience de lui- même.
Mais dans l'artiste même, l'énergie créatrice est de sa nature spontanée, instinctive ; et là même où il a besoin d'étude pour s'approprier la technique nécessaire à la réalisation, sous les formes de l'art, des types qu'enfante sa pensée, le choix définitif des moyens d'expres- sion ne suppose pas la réflexion ; il est déterminé bien plutôt par une tendance spontanée, et cette tendance constitue précisément, chez l'artiste, le caractère de son génie particulier. Une réflexion soutenue ne commence à lui devenir une nécessité qu'au moment où il se heurte contre quelque grave obstacle dans l'application des moyens qui lui sont nécessaires pour exprimer ses idées; je veux dire lorsque les moyens de réaliser ses concep- tions lui sont plus difficiles à réunir, ou lui manquent tout à fait.
Ce dernier cas est celui où risque de se trouver, plus que tout autre, l'artiste qui a besoin pour réaliser ses conceptions non-seulement d'organes ina- nimés, mais d'un ensemble de forces artistiques vivantes. Le poëte dramatique a besoin, dans la plus ri- goureuse acception du mot, de cet ensemble pour donner à son œuvre une expression intelligible : il est forcé d'avoir recours au théâtre, et le théâtre, comme ensem- ble des arts de représentation, soumis à des lois par- ticulières, constitue lui-même une branche spéciale de l'art.
Avant tout, le poëte dramatique, en abordant le théâtre, trouve en lui un élément de l'art déjà constitué; il est tenu de se fondre avec lui, avec les lois partiesHères qui le régissent, pourvoir ses propres conceptions réalisées. Si les tendances du poëte sont en parfait accord avec celles du théâtre, il ne saurait être question du conflit que j'ai signalé, et la seule chose à considérer, pour apprécier la valeur de l'œuvre produite et exécutée, c'est le caractère de cet accord. Si ces tendances sont au contraire radicalement divergentes, on comprend sans peine l'extrémité fâcheuse où l'artiste est réduit: il se voit forcé d'employer, pour exprimer ses idées, un organe destiné, dès l'origine, à des buts différents du sien.
Obligé de m'avouer que je me trouvais dans une situa- tion pareille, force a été pour moi, à une certaine époque de ma vie, de faire une halte dans une carrière de pro- duction plus ou moins spontanée; il m'a fallu de lon gues réflexions pour sonder les motifs de cette situation énigmatique et m'en rendre compte. J'ose m'imaginer que jamais artiste ne sentit peser aussi lourdement sur lui la nécessité de sortir de ce problème; car jamais éléments aussi divers, aussi particuliers, ne s'étaient trouvés mis en jeu : la poésie et la musique d'une part, la scène lyrique de l'autre, c'est-à-dire l'institution pu- blique artistique la plus équivoque, la plus discutable de notre temps, le théâtre d'opéra; voilà ce qu'il s'agissait de concilier.
Laissez-moi vous signaler d'abord une différence fort grave à mes yeux, entre la situation des auteurs d'opéras vis-à-vis du théâtre en France et en Italie, et leur situa- tion en Allemagne; cette différence est si importante, que vous saisirez facilement, dès que je l'aurai défini pourquoi le problème en question ne pouvait se dresser si impérieusement que devant un auteur allemand.
En Italie, où s'est constitué d'abord l'opéra, quelle était la mission unique du musicien? Il avait à écrire pour tels ou tels chanteurs, chez qui le talent dramatique n'avait qu'une place tout à fait secondaire, des airs destinés exclusivement à fournir à ces virtuoses l'occa- sion de déployer leur habileté. Poëme et scène n'étaient qu'un prétexte, ne servaient qu'à prêter un temps et un lieu à cette exhibition de virtuoses ; la danseuse alter- nait avec la chanteuse, elle dansait ce que la première avait chanté; et le compositeur avait, pour tout emploi, à fournir des variations d'un type d'airs déterminé. Ici régnait, vous le voyez, la plus complète harmonie, et jusque dans le plus mince détail: le compositeur écrivait pour tels ou tels chanteurs; et l'individualité de ceux-ci lui indiquait le caractère des variations d'airs qu'il avait à fournir.
L'opéra italien était ainsi devenu un genre à part, qui n'avait rien à faire avec le drame véritable, et restait particulièrement étranger à la musique même. Du développement de l'opéra en Italie date, pour le con- naisseur, la décadence de la musique italienne. L'évidence de cette assertion frappera tout esprit qui possède une idée exacte de la sublimité, de la richesse, de l'incomparable profondeur d'expression de la musique d'église en Italie, dans les siècles précédents ; qui pourrait par exemple, après avoir entendu le Stabat Mater de Palestrina, tenir la musique italienne d'opéra pour une fille légitime de cette admirable mère? Ceci dit en passant, je note, en vue du but que je me propose, ce seul point établi : c'est qu'en Italie il a existé jusqu'à nos jours une pleine harmonie entre les tendances du théâtre d'opéra et celles du compositeur.
Richard Wagner, Quatre poèmes d'opéras traduits en prose française : précédés d'une lettre sur la musique, Paris 1861 (extrait)
Letter originally published under title: Zukunftsmusik. Leipzig, 1861; photo : Pixabay